4
Quelques heures plus tard, Caius entraîna Kian vers le port. Une odeur de fumée et de mort empuantissait l’air.
— Le vent chassera ces miasmes, affirma Caius en agitant sa torche. J’ai trouvé une chambre confortable dans une auberge que ces barbares saxons n’ont pas totalement ravagée. Il y a des lits sans trop de punaises où on pourra finir la nuit.
Kian le suivit en boitant, épuisé mais heureux. La bataille était achevée, la victoire acquise. Bientôt, il rejoindrait Azilis. Il avait tenu parole et servi Arturus. Mais il refuserait d’appartenir à sa garde. Sa vie était auprès de celle qu’il aimait, il en était certain.
Caius déclara soudain :
— Nous avons repris le port mais la victoire a coûté cher. En hommes autant qu’en chevaux. Et nous n’avons plus un seul bateau. Je ne pourrai pas partir d’ici pour me rendre en Gaule. Je devrai descendre plus au sud.
— Combien d’hommes avons-nous perdus ?
— Une centaine, et environ quarante chevaux. Des bêtes superbes qu’on aura du mal à remplacer.
Ils s’arrêtèrent devant un feu de camp près de la jetée. Assis autour des hautes flammes, des guerriers écoutaient l’un des leurs chanter une ballade triste d’une voix éraillée. Kian comprenait mal les paroles mais il devina qu’elles évoquaient les camarades tombés sur le champ de bataille, les amis perdus, les espoirs brisés. La chanson était si poignante que sa gorge se serra.
— Garym a été tué.
Caius avait presque chuchoté. Kian laissa échapper une exclamation et se tourna vers son ami.
— Ce petit crétin m’a désobéi, continua Caius. Il devait rester à l’arrière jusqu’à la fin des combats mais il a suivi les archers qui pénétraient dans la ville après nous. Et il a rencontré une hache saxonne. On m’a ramené son corps il y a une heure.
Une larme coula sur la joue de Caius.
— Il était presque méconnaissable. Oh Seigneur ! Je ne sais pas comment je vais annoncer ça à sa mère. Je ne sais pas…
Un sanglot l’interrompit. Kian le prit par les épaules et le serra contre lui pour le réconforter. Ils demeurèrent immobiles un moment, dans la douceur de la nuit d’été, puis ils s’assirent et partagèrent la bière qui circulait autour du feu. Une bière saxonne au goût étrange mais qui apportait l’ivresse et l’oubli.
Le visage grave et le regard intense de Garym semblaient flotter devant les yeux de Kian. Il se sentait à bout de forces, meurtri. La fatigue du combat l’écrasait d’un coup. Quand ils quittèrent les guerriers qui passeraient la nuit dehors, la douleur de sa cuisse se réveilla brutalement. Caius aussi paraissait épuisé et montait lentement la rue pentue qui conduisait à l’auberge.
Un bruit leur fit tourner la tête. Des pas fuyaient dans une venelle entre deux maisons de bois. Ils s’immobilisèrent et, d’un même geste, portèrent la main à leur épée.
— Qui va là ? lança Caius en levant sa torche.
— Peut-être un rat ? chuchota Kian.
— Ouais, un gros rat saxon qui aura échappé à nos fouilles. On va vérifier ça tout de suite.
Ils s’engagèrent dans l’étroit passage. Le danger et l’instinct du combat chassèrent la douleur et la fatigue qui terrassaient Kian un instant auparavant. Il avait saisi sa dague, plus maniable que sa longue épée dans un espace réduit, et était prêt à frapper.
La ruelle était fermée par un mur. Ils avaient presque atteint son extrémité lorsqu’une silhouette accroupie au sol bondit vers eux et tenta de forcer le passage. Kian l’attrapa au vol et la plaqua au sol, bloquant ses poignets d’une main pendant qu’il levait son poignard de l’autre. Caius éclaira le visage du prisonnier.
Des yeux bleus écarquillés de terreur, des cheveux blonds. Le Saxon se débattait sans que Kian ait le moindre mal à le maintenir au sol.
Il n’avait pas douze ans.
Kian se redressa et releva l’enfant qui se tordait en tous sens. Le garçon le bourrait de coups de pied et tentait de lui mordre le poignet. Kian se souvint d’un louveteau que le père d’Azilis avait un jour ramené d’une chasse après avoir tué la louve. Il avait dans l’idée de l’élever pour le croiser avec des chiennes de sa meute. Le jeune Saxon se battait avec la même rage que la bête sauvage. La même peur aussi.
Caius assena une gifle à l’enfant qui se calma avec un hoquet de douleur.
— Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? demanda Kian en resserrant sa prise.
Le captif était secoué de tremblements et ne cherchait plus à se libérer. Kian sentit une larme s’écraser sur son poignet.
— D’après toi ? C’est un sale travail mais je m’en chargerai.
Caius leva la main. La flamme de la torche éclaira la lame de son poignard. L’enfant poussa un gémissement angoissé. Kian recula en le maintenant contre lui.
— Tu ne vas pas faire ça, Kaï ! C’est un gamin.
— Le fils du Saxon qui a failli t’égorger aujourd’hui. Ou de celui qui a planté sa hache dans Garym, qui n’était pas beaucoup plus vieux que lui.
Kian secoua la tête, recula encore d’un pas. Comprenant ce qui se déroulait, son prisonnier ne cherchait plus à s’enfuir mais s’accrochait à son bras.
— Peu importe, je ne te laisserai pas le tuer. Tu es un guerrier, Kaï, pas un assassin !
— Des fois, je me demande s’il y a une différence, murmura Caius.
Il rangea son poignard dans son fourreau d’un geste las.
— Eh bien, comme tu veux, mon frère. Ça ne me plaît pas plus qu’à toi, tu sais. Seulement que va-t-il devenir ? Qui voudra l’adopter ? N’imagine pas le relâcher à la frontière saxonne. Il serait incapable de rejoindre seul un de leurs villages.
— Je le ramène à la villa. Je m’occuperai de lui.
— Vraiment ? À toi de te débrouiller. Pour ma part, j’en ai assez pour aujourd’hui. Je vais me coucher.
Caius tourna les talons et s’éloigna d’un pas lourd. Kian demeura immobile, tenant toujours le garçon d’une main.
« Je deviens trop tendre, se dit-il. Je n’étais pas comme ça avant. Que vais-je faire de ce gamin ? Et qu’en pensera Azilis ? »
Il desserra sa prise, s’attendant à voir le garçon filer. Mais il se contenta de se frotter les poignets et de s’essuyer nerveusement les joues. Caius avait presque atteint l’extrémité de la ruelle qui se trouvait à nouveau plongée dans l’obscurité.
— Tu viens, tueur de berserker ?
La torche s’était immobilisée. Kian entraîna le jeune Saxon et rattrapa son ami.
« J’aurai bien le temps d’y réfléchir demain », pensa-t-il.